Sur un mince fil de fer (mon histoire avec l’anorexie)
Regarde, une funambule!
La vie ou la mort?
Ben non, ils fabulent
Retenue dans ce frêle corps
Pas loin du dernier souffle
Mais wooo hey! J’suis fait forte!
Pas d’trouble si je souffre
C’pas vrai qu’demain j’vais être morte
Succès dans mes soustractions
J’vais être la plus hot
Ils vont fondre d’admiration
Fuck! j’ai oublié le stop
La cible, jamais atteinte
C’était cette pourrie d’entité
Dans une trop forte étreinte
Jusqu’à ma perte, fuselée
Elle s’est jouée de moi
Mais moi, j’voulais arrêter!
En sourdine, un party sournois
Elle gère toutes mes pensées
T’es pas Ana, t’es Germaine
Check mon corps, éreinté
J’attendrai pas qu’la faucheuse me prenne
Tu m’as déjà toute rendu fuckée
Elle bouffe mon corps et ma vie
Cette chienne! Elle (je) me dégoute
Elle parasite mon âme transit
Check moi ben m’tenir deboutte!
J’la pensais ma complice
Elle a fait taire mes besoins
Subir ce corps qui rappetisse
Adios Germaine, c’est ma faim
(ta fin)
Dans les documentaires qui abordent le sujet de l’anorexie, on voit les estomacs creusés, les joues enfoncées dans le crâne, les côtes, les omoplates et les clavicules saillantes. Jamais au grand jamais je ne m’étais sentie comme eux et elles à l’écran. Je ne m’apercevais aucunement de l’ampleur de ma maladie. La dysmorphophobie dont je souffrais ne me renvoyait pas l’image d’une fille maigre ou mince. J’étais dans l’déni.
Avant d’embarquer dans le train infernal pour l’anorexie, je devais peser 125 ou 130 livres. On s’entend, j’étais zéro grosse ! J’étais une ado en recherche d’identité. Je ne m’aimais pas et ma confiance en moi-même était très basse. J’avais l’impression d’être différente des autres pis j’haïssais ça ! Moi, qui regardais quotidiennement des vidéoclips garnis de filles minces et sexy, je voulais leur ressembler. Dans ma logique immature, j’en avais déduit qu’avoir un ventre plat était la clé pour accéder au succès.
J’avais découvert que le sport et l’alimentation pouvaient drastiquement modifier mon corps. J’entrais alors dans cette nouvelle quête de la minceur ! J’entrepris d’apprendre toutes les calories par cœur. Plus je perdais du poids, plus je gagnais de l’estime et de la confiance en moi-même. Je me sentais absolument invincible ! À 110-115 livres j’avais l’impression d’être on top of my world ! J’étais focus, lucide et alerte. Je pétais des scores dans mes examens et j’amplifiais en popularité. Je sentais que j’avais le vent dans les voiles. J’avais le feeling que je pouvais accomplir tout ce dont je rêvais ! Cette année-là, je me suis impliquée comme jamais auparavant : j’étais animatrice à la radio-étudiante, rédactrice dans le journal étudiant, représentante des élèves au conseil des élèves et représentante des élèves au conseil d’établissement de la Polyvalente. J’étais souriante, amicale, je butinais de groupe d’amis en groupe d’amis. Je me sentais belle, populaire, intelligente, fonceuse et capable de tout ! Ma vie était presque parfaite et tout ce dont j’avais rêvé, je l’avais. Ou presque. Je n’avais toujours pas de chum. J’étais beaucoup trop occupée à compter et à brûler des calories. Mon temps libre ne servait qu’à une seule chose : trouver un moyen de continuer de maigrir.

La déclinaison du chiffre sur la balance se poursuivit. J’évitais à tout prix les soupers familiaux ou les dîners à l’école, surtout que les bruits de mastications me rendaient complètement folle. Mes profs, mes amies, ma parenté et ma famille commençaient à soulever de plus en plus la question sur ma perte de poids. Je trouvais ça tough de mentir à tout bout de champ. J’étais incapable de soutenir ces conversations, je préférais fuir. Dans ma tête d’anorexique, le gros flag rouge se levait. Je percevais immédiatement une menace à ma liberté. L’anorexie, travesti en voix intérieure me soufflait : « C’est une traîtresse ! Elle veut que tu engraisses ! Elle veut que tu deviennes grosse et laide ! C’est une jalouse ! Elle veut brimer tes plans. Alerte à l’ennemi ! Sauve-toi ! ». J’avais la fausse perception que le trouble alimentaire m’avait permis de me rapprocher de la personnalité que j’aimais et que je souhaitais être. Je me suis fié à cette voix qui me taraudait le cerveau au lieu de faire confiance à la bienveillance de mes proches.
Vers 100-95 livre, mon corps s’est mis à m’envoyer des signaux d’alarme. J’étais incapable de me retrouver à l’extérieur, même par canicule. J’en grelottais jusque par en dedans. J’avais littéralement froid aux os ! Mes menstruations cessèrent. Ça, ça ne me dérangeait pas, je les avais eues tellement tôt à l’âge de 9 ans qu’un petit break imposé était le bienvenu. Le médecin m’avait dit qu’il se pouvait que je ne puisse pas avoir d’enfants après une aménorrhée. Ça m’a fait peur sur le coup, mais mon cerveau malade me faisait accroire qu’il disait ça juste pour que je recommence à manger. Son nom s’ajouta à la liste de personne dont je devais me méfier.


Le dénombrement d’ennemis s’allongeait au fil du temps. Pour avoir la paix, je m’isolais avec mes poèmes, ma guitare, la musique et le sommeil. Ma chambre, c’était mon refuge. Pas un chat pour me regarder croche. Personne pour me faire des remontrances et me répéter qu’il faudrait ben que je me nourrisse. Aucun aliment à proximité pour m’éloigner du but. À qui osait m’adresser un commentaire, je défendais mes habitudes alimentaires dans une bataille imaginaire contre l’adversaire. À vos gardes qui risquaient de s’attaquer à mes rituels et à ma mission de fondre jusqu’à la disparition complète de cette graisse rendue inexistante.
Au début, j’avais de petites restrictions, je diminuais mes portions, rien de majeur. Plus ça allait, plus les aliments dont je me restreignais étaient nombreux. Mes assiettes se faisaient de plus en plus petites. J’accordais une énorme partie de ma journée aux calculs mentaux hypothétiques de budgets caloriques. La nourriture devenait un objet de convoitise à l’état primitif. L’interdit et l’envie se confluaient dans un discours interne disjoncté. Physiquement, je ne ressentais presque plus la faim, du moins, au niveau de mon estomac. Il avait tellement rétréci, j’avais l’impression qu’il s’était adapté à la famine imposée. Paradoxalement, dans ma tête, une tout autre trame existait. Le soir, dans mon lit, les images de brique de fromage et de baraque de beurre tournaient aux fantasmes. Je rêvais de plonger mes dents dans le moelleux et la volupté d’un corps gras salé. Mon psychique m’envoyait des images mentales de ce que mon organisme quémandait pour survivre. J’attendais de sombrer dans un sommeil amnésique pour en finir avec la journée et cette faim assourdissante. Le matin, j’étais impatiente de me peser pour noter mes victoires dans mon calendrier. Que j’étais fière de moi !
J’avais tellement la chienne de ne reprendre qu’un gramme. Ç’a aurait été la fin du monde. Littéralement! L’option de retourner en arrière n’était pas valide dans mon esprit embrumé et brainwashé par l’anorexie. J’étais pogné dans un tourbillon de malheur et je n’avais pas l’énergie de m’en sortir, je n’aurais pas su comment de toute façon. J’étais contre l’idée de retrouver des formes. Je m’aimais filiforme. Pourtant, j’étais vraiment tannée. Tannée de perdre mes cheveux, tannée d’être frigorifiée et de pleurer en boule assise sur le plancher la salle de bain parce que je n’avais plus la force de prendre une douche. Tannée de m’étendre sur le sol de ma chambre à sentir mes côtes soutenir le poids de mon corps et devenir vite courbaturée et rouge par la pression sur mes os. Tannée de ne plus voir personne et de me réfugier dans ma chambre par peur qu’on me parle de nourriture. J’étais à bout de tout ça.


L’anorexie est une maladie qui te bouffe les idées censées. C’est une grosse voix à l’intérieur qui t’oblige à maigrir. Qui t’empêche de te nourrir. Elle est l’autorité suprême. Je n’ai jamais tenté de déplaire à la voix. Elle me faisait ben trop peur. Pis de toute façon, rendue là, je n’existais presque plus. Mon vrai moi n’était qu’une ombre fugace de l’anorexie. Elle menait le bal. J’étais juste la servante de bas étage qui obéissait, docile, aux commandes de la bête dans ma tête. Même si ma silhouette faisait tourner les regards et frissonner les gens, mon extérieur n’était qu’une infime partie de ce qui se tramait à l’intérieur. L’anorexie me rongeait et ne laissait que de pauvres miettes. Mon intérieur était glacé. Mon âme et mon cœur étaient sombres et aussi durs que le roc. Ma personnalité, mon essence, la lumière dans mes yeux, tout ça n’existait plus. Le froid fourmillait mon fond et nourrissait ma dépression. Ma famille m’a ramassé avant que je ne sombre pour de vrai…
Mes parents m’imposèrent un ultimatum. Option 1 : direction l’hôpital, on me soigne (a.k.a. on me gave), je reprends du poids selon les plans des médecins, je passe mon été entre quatre murs, loin de chez nous, loin de mes habitudes. Option 2 : je prends rendez-vous avec mon médecin de famille, une nutritionniste, on m’assiste dans ma reprise de poids, je passe mon été à la maison. Le choix était facile, option 2 all the way ! J’allais conserver une certaine dose de contrôle sur la façon de me nourrir. Ça me rassurait. J’avoue qu’au début, j’ai pensé déjouer les recommandations et faire à ma tête. J’étais consciente qu’il y avait trois paires d’yeux qui allaient m’observer scrupuleusement chez nous, impossible de les duper. Je me suis résignée.

Je pesais 77 livres. Le médecin m’avait donné le target de 105 livres. C’était l’horreur ! Ma maladie était en panique grave ! Je ne laissais rien paraître en surface de peur que mes parents changent d’idées et m’amènent en thérapie fermée. J’ai réussi à reprendre le poids demandé. À 105 livres, je me trouvais crissement grosse ! Quelques mois plus tard, les crises hyperphagiques sont arrivées en grande pompe. Je dérobais tout sur mon passage. J’étais Cookie Monster[1] qui dévorait comme s’il n’avait jamais mangé de sa vie. Le contrôle était chose du passé et faisait désormais place aux compulsions alimentaires et à la honte immonde qui s’en suivirent.
Avec le recul, je comprends qu’une aide psychologique aurait dû être priorisée. Mais en Beauce, dans les années 90-2000, ça ne pullulait pas les rues. Les troubles alimentaires sont tenaces et la santé mentale demeure fragile. Après ce bref, mais très intense épisode qui aura duré environ un an, le trouble se muta en hyperphagie. Quelques années plus tard, il céda sa place à la boulimie entrecoupée de période d’orthorexie. J’en ai bavé longtemps, je trouve.
On ne décide pas de tombée anorexique. C’est l’anorexie qui nous tombe dedans. Pour s’en sortir, il ne suffit pas de suivre des conseils du style : « ben là, c’est facile, t’as juste à manger ! ». C’est pas comme ça que ça marche. L’anorexie est une maladie mentale ultra contrôlante qui ne laisse pas de place à la personne qui en souffre. Mais on peut se rétablir sans trop d’écorchures.
Il y a quelqu’un, quelque part qui est prêt à t’aider. Toi, l’es-tu ?
Touchant à l’extrême!! Ton témoignage apporte une lumière sur ce qu’est cette terrible maladie que je ne connaissais pas tant. Merci d’être aussi transparente. Il faut beaucoup de courage pour oser témoigner d’un tel boulversement et se mettre à nu, mais je suis certaine qu »il aura un effet thérapeutique pour beaucoup de personnes au prise avec cette maladie. Bravo à toi
Merci Nathalie!! ❤❤❤